Entrée du bar "Honeybee" à Akita en 2003
(cf. http://www.debito.org/roguesgallery.html)
C’était il y a un siècle et demi, en 1854. Les « Bateaux noirs » du Commandant Perry forçaient l’ouverture du Japon et mettaient fin à une période de deux siècles de fermeture, ce qu’on appelle au Japon, le « pays fermé » (sakoku). Depuis, par un jeu de va et vient entre un nationalisme insulaire et une histoire des flux migratoires qui reste encore à écrire, le Japon est un pays qui continue à se vivre en partie comme un « pays fermé ».
Pourtant, non seulement l’immigration existe au Japon, mais elle deviendra dans les années qui viennent un enjeu majeur en raison du vieillissement de la population. Pour l'heure, le nombre d’étrangers résidant au Japon reste relativement faible. On compte en effet deux millions d'étrangers dans les années 2000. Les élites politiques japonaises sont en effet encore réticentes à l’ouverture à l’immigration. Un ancien haut-fonctionnaire du ministère des finances, aujourd’hui président d’une fondation influente, nous expliquait que le Japon ne pouvait s’ouvrir à l’immigration sous peine « d’avoir des émeutes raciales comme celle de 2005 en France ». Le cas des aides-soignantes Philippines est emblématique de ce refus d’une immigration durable : autorisées à venir travailler trois ans au Japon, elles doivent à l’issue de leur travail réussir le concours des infirmières. A cause d’une charge de travail très importante et de difficultés à maîtriser la langue japonaise en peu de temps, elles sont cependant qu’une poignée à réussir le concours chaque année. De fait, cela est souvent décrit comme une barrière à l’installation sur le long terme de travailleurs immigrés.
Clandestins au Japon
Certains étrangers restent donc illégalement au Japon une fois leur visa périmé. Désignés sous le terme de « résidents illégaux » (fuhô taizaisha) leur nombre est passé de 219 000 en 2004 à seulement 113 000 en 2009. Ce déclin s’explique principalement par une politique de contrôle des flux migratoires très stricte, organisée sous la houlette du ministère de la Justice. Car si le Japon a une immigration plus faible qu’en France, sa politique est cependant plus ferme.
Du caractère « illégal » de certains immigrés découle l’existence au Japon des centres de rétention. En 2010, un incident dans le centre de rétention « Higashi-Nihon » de la préfecture d’Ibaraki a mis en lumière l’existence de ces prisons pour immigrés. Higashi-Nihon est le plus grand centre de rétention de l’Archipel – qui en compte 19 – et peut contenir jusqu’à 700 personnes. En mars 2010, suite au suicide d’un migrant - le deuxième en trois mois - les détenus déclenchèrent un vaste mouvement de grève de la faim. Les migrants dénonçaient leurs conditions de détention, le manque de soins et de nourriture, les tarifs du téléphone pour pouvoir appeler un avocat et surtout la durée de détention qui peut atteindre plusieurs mois. Cette révolte en rappelle une autre, celle de l’incendie du centre de rétention de Vincennes en 2008. Le traitement des "clandestins" reste une zone d’ombre de la société japonaise.
Banalisation du rapport entre immigration et criminalité
Par ailleurs, l’expression « délinquants étrangers » (gaijin hannin) qui établi un lien entre l’augmentation de la délinquance et la présence d’immigrés s’est progressivement imposée dans l’espace public. L'argument selon lequel si le Japon s'ouvrait à l'immigration, il y aurait des émeutes comme en France (ou en Grande Bretagne) est couramment admis et diffusé dans les médias. Cette stigmatisation des étrangers est en partie orchestrée par l’Agence de police nationale elle-même. Cette dernière a notamment lancé en 2004 une vaste campagne d'affichage nationale de la police contre les "criminels étrangers" et un site Internet permettant de "signaler" au bureau de contrôle de l'immigration des personnes sans papiers.
Brassard du "Mouvement pour l'expulsion des criminels étrangers"
Les groupuscules d'extrême-droite japonais ont depuis fait de cette expression avalisée par l'Etat leur fond de commerce. C'est le cas par exemple du "Mouvement pour l'expulsion des criminels étrangers" (gaikokujin hanzai tsuihô undô) qui peut se targuer d'être une NPO, ce qui signifie qu'elle est une association reconnue par l'Etat et considérée comme d'utilité publique. Une petite visite sur le site de l'organisation en question permet de comprendre rapidemment que "criminels étrangers" dans l'esprit de ces militants désigne l'ensemble des gaijin résidant au Japon. Un "reportage" de septembre 2011 invite par exemple le lecteur à découvrir le "spectacle atroce" de la ville d'Ôizumi de la préfecture de Gunma. Cette ville est composée à environ 10% d'immigrés Brésiliens, ce qui suscite l'effroi du narrateur : "A mesure que je m'approche de Ôizumi, la présence de Brésiliens dans le train se fait de plus en plus sentir, et à l'arrivée au terminus, ils forment une grande partie des passagers. [...] A peine sorti de la gare que déjà se dressent devant moi des magasins brésiliens! [...] Dans un restaurant, des hommes et des femmes se gavent de nourriture brésilienne [...] Devant un kombini (supérette ouverte 24/24), des jeunes sont attroupés. Ce sont tous des Brésiliens! On peut entrevoir ce que sera le futur de cette ville..." Ce mouvement d'illuminés racistes ne contribura sans doute pas à écrire le futur de l'archipel japonais. Mais la question demeure de savoir pendant combien de temps encore le Japon continuera à s'ériger comme une île-forteresse.
Philippe Tanaka