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5 juillet 2011 2 05 /07 /juillet /2011 11:33

 

 img025.jpgSite nucléaire de Rokkasho-mura; A gauche, le PR center

En avril 2009, lorsque nous nous rendons à Aomori, située à quelques kilomètres de Rokkasho, pour la journée antinucléaire, la manifestation rassemble un millier de personnes. Un chiffre guère ridicule dans un pays qui a perdu l’habitude de ce genre de démonstration de force, mais en deçà des 10 000 personnes qui manifestaient, vingt ans plus tôt, en 1989. Sur la place de la gare, flottent les drapeaux des organisations les plus impliquées dans la lutte antinucléaire de Rokkasho-mura. Le Syndicat des dockers Japonais (Japan Dockworkers Union, JDU), la Zenroren, les Comités ouvriers contre la guerre (hansen), le syndicat des fonctionnaires locaux (Jichirô) ainsi que des groupes pacifistes comme le Centre pour la paix de Tôkyô (Tôkyô heiwa undô sentâ) sont présents. Quelques leaders syndicaux se succèdent à la tribune pendant une demi-heure de long discours qui s’achève par l’intervention d’une militante déguisée en vache, symbole des exploitations laitières de Rokkasho-mura, et de la crainte de voir le lait contaminé par la radioactivité. Vient alors le moment le plus attendu de la journée. On sent dans la foule et surtout chez les syndiqués les plus jeunes comme une sorte d’excitation. Tout le monde se regarde, sourit et se remet en rang. Les photographes présents se placent derrière la scène et se tiennent prêts. Un syndicaliste prend alors le micro et demande à tout le monde de se tenir prêt en criant "yoshi" d’une voix rocailleuse. A ce cri, tout le monde lève le poing. Le syndicaliste énumère alors les raisons pour lesquelles ils sont présents ce jour-là puis crie "Tous ensemble ! Courage !" (danketsu ganbarô). Les manifestants crient alors trois fois "courage" (ganbarô) en soulevant le poing violemment à chaque fois. Cet instant, un classique dans toutes les manifestations au Japon, est très étonnant à voir. Alors que les manifestations japonaises se caractérisent par leur formalisme et leur  monotonie – répétition ritualisée de gestes et de discours, mise en scène ne laissant aucune spontanéité s’exprimer – cet instant constitue le seul moment où toute l’énergie et la volonté des opposants peuvent sortir et s’exprimer dans une forme socialement acceptable.

Car après avoir crié "courage" la manifestation commence dans une ambiance morbide, comme une marche funèbre où on enterrerait les espoirs déçus par plus d’une décennie d’échecs dans la lutte. Les manifestations au Japon, depuis le reflux des mouvements sociaux, se font désormais sur la moitié de la route. La manifestation de la journée antinucléaire commence sur le trottoir, en file indienne pour ainsi dire. Puis elle rejoint finalement l’avenue principale d’Aomori, Shinmachi-tôri, où elle occupe un quart de la route, les voitures doublant par la droite les manifestants. Les slogans ne sont pas chantés, mais criés, ce qui contribue à donner un air monotone à la manifestation. Seul un groupe, rejeté à la fin du cortège, donne un caractère plus festif à la manifestation. Placé autour de M. Yamauchi, président de l’organisation pacifiste Peace Land, reconnaissable à ses cheveux longs et son béret, un groupe de percussions joue de la musique. Certains sont travestis en infirmières, d’autres, plus en accord avec le thème de la journée, sont déguisés en fût radioactif ou en konbu, l’algue récoltée sur le rivage de Rokkasho-mura et dont les antinucléaires craignent également une contamination radioactive.

 

Parmi eux, il y a Nyanko (petit chat), un artiste de rue jouant d’un instrument traditionnel japonais. Il a commencé à s’opposer au nucléaire avec les manifestations contre les tests de la centrale d’Ikata au début des années 1980. A l’époque, "je balançais des pierres sur les flics" raconte-t-il en riant. Le reflux du mouvement antinucléaire et de tous les mouvements sociaux au Japon s’explique selon lui par une "perte de conscience de classe"  . Voyageant régulièrement en France, pour le Festival d’Avignon, il se dit par exemple très étonné du mouvement des intermittents de l’été 2003. "Au Japon, un mouvement de cet ampleur et sur ce thème, c’est impossible", ajoute-t-il.

Un musée pour les enfants

Il y a comme un sentiment de défaite chez les antinucléaires de Rokkasho. Celui-ci s’exprime à demi-mot, mais se voit dans le regard triste de Mme Kikukawa lorsque nous évoquons l’achèvement de l’usine de retraitement. L’usine, malgré les craintes qu’elle suscite, est le premier employeur de la région. "Tous les lycéens de Rokkasho rêvent d’y travailler" reconnaît, amère, Madame Kikukawa. Beaucoup d’habitants se sont résignés.

Il faut dire que la JNFL s’est donnée les moyens de communiquer efficacement auprès de la population sur son usine. Du paysage vallonné et enneigé de Rokkasho-Mura, émerge le PR center (Public Relations Center), un musée en forme de bambou fendu, construit par l’architecte Kurokawa Kishô. Premier détail frappant : le musée est gratuit. La visite commence au troisième étage, où une tour panoramique permet d’apprécier le paysage. "Ici, normalement, on peut voir l’usine de retraitement" nous indique notre guide, sauf que ce jour là il y a une tempête de neige et qu’on ne voit rien du tout. S’ensuit une description du cycle du combustible sur un immense panneau où des petites usines s’éclairent de toutes les couleurs à chaque étape. Sur des écrans, les animaux mascottes du PR center expliquent gaiement le cycle du combustible. Puis vient l’attraction principale, puisque ce "musée" a tout d’un parc d’attractions. En descendant du deuxième au premier étage on peut suivre en effet toutes les étapes du retraitement. Appuyant sur un bouton, une machine vient immédiatement chercher une barre de combustible usée dans une petite piscine et la fait rentrer dans une zone invisible où les barres vont être cisaillées. On descend d’un étage et les morceaux arrivent avec grand bruit dans un tuyau transparent pour tomber dans une cuve d’acide nitrique représentée par un autocollant jaune fluo. Enfin vient le moment où l’uranium et le plutonium sont séparés, dans un festival de loupiotes rouges et vertes ressemblant plus à l’univers de Star Trek qu’à une usine de retraitement. Mais sans doute faut-il insuffler du rêve pour obtenir l’adhésion.

 


 

La raison de tout cela, nous est donnée quelques minutes plus tard alors que nous remarquons dans un coin des petites tables pour enfants, avec des jouets et des peluches. Quand nous en demandons la raison à Sasaki Yoshiaki du Département des relations publiques de la JNFL, celui-ci explique que "ce musée est spécialement conçu pour les mères et leurs enfants". Les femmes - et leurs enfants, la future génération de Rokkasho-mura - sont donc l’objet d’une attention toute particulière, à la mesure de la menace qu’elles représentent pour l’industrie nucléaire. Car, à l’instar de Madame Kikukawa et comme le montre les sondages, ce sont elles qui sont le plus opposées au nucléaire.

En 2008, l’usine de retraitement, une copie de celle de La Hague, était en cours d'achèvement et devait être opérationnelle à l'automne. Elle n’est à l’heure d’aujourd’hui toujours pas entrée en fonctionnement. Pourtant, comme l’affirme à regret Madame Kikukawa, "les antinucléaires n’y sont pour rien !". En effet, c’est à cause d’une fuite de 150 litres d’un liquide hautement radioactif dans l’atelier de vitrification des déchets ultimes que le site n’ouvrira pas encore avant plusieurs mois. "Nous faisons tout pour trouver une solution le plus rapidement possible" répond laconiquement Sasaki Yoshiaki, qui n’en mène pas large. Les antinucléaires de Rokkasho, eux, se remobilisent peu à peu.

 

Philippe Tanaka

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  • : Le Japon à l'envers
  • : Le Japon est aujourd'hui très connu en France, à travers sa culture populaire - manga, animé - et sa cuisine. Mais que sait-on au juste de cette "face cachée de la lune", située quelque part entre l'extrême-orient et l'extrême-occident ? Au-delà des clichés, ce blog apporte un éclairage sur quelques aspects méconnus de la société, de la vie politique et de la culture populaire dans l'archipel.
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